
3 - LES TOILES
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/ suite de l'épisode 2 LES CARNETS /
En 2011, je fêtais mes 35 ans dans un bar parisien. L'un de mes cadeaux fut cette grande toile sur châssis noire.
Les jours suivants furent engloutis par une frénésie de points.
Beaucoup de mon envie de peindre semble venir de la sensation. Ces toiles sur châssis sont comme un plateau que je peux caler sur mes genoux, la face collée à la toile.
Voyez-vous, je suis très myope. En soulevant mes lunettes, je ne peux distinguer aucuns de ces mots sur mon écran d'ordinateur, seulement des masses. Bien que cela soit un handicap, je me planque souvent dans cet espace cotonneux où les arêtes n'existent pas. Enfin, n'existe pas dans la distance car lorsque je m'approche comme j'approche mon visage de mes canvas, alors tout est limpide. Je suis en immersion totale dans un monde miniature.
J'abandonnais définitivement les carnets dont la peinture s'effaçait à l'usage et je jetais mon dévolu sur les toiles noires sur châssis.
Peu à peu, les murs du studio en furent recouverts.
Un jour des étudiants de l'ESCP, une école de commerce, m'ont demandé si je pouvais leur prêter quelques unes de mes toiles pour une expo au sein de l'école. Elles partirent en expédition sans moi qui devait intervenir dans le sud de la France.
A leur retour, les étudiants me dirent qu'elles avaient eu un succès fou.
"Comment pouvez-vous le savoir ?" "Parce que ce sont les seules toiles dont on nous a, à répétition, demandé le prix."
J'aurais tant aimé voir les regards, entendre les commentaires. Même si je suis incapable de vendre mes toiles, je suis curieuse de l'effet qu'elles peuvent avoir sur les autres.
La seule autre fois où je les ai exposées, c'est ici, chez moi, à Riantec, au château de Kerdurand. La population locale, où celle la plus impliquée dans la vie associative et culturelle, est souvent retraitée et j'avais mes aprioris sur la réception de tableaux si énigmatiques.
Ma première surprise fut leur volonté de me trouver dans la foule, de me parler. Quand ils me débusquaient, les yeux écarquillés, leurs premiers mots étaient immanquablement "Quelle patience !"
Mais s'il n'y avait eu que ces toiles, je n'aurais jamais ouvert cette boutique. Bien que j'ai l'envie de partager ma joie de pouvoir avoir de tels compagnons de route, les vendre ou les donner m'est impossible. Je les aime terriblement comme si elles étaient vivantes.
Je pense même que la première est un auto-portrait avec un message m'étant destiné "Suis ton cœur". Un matin je me suis réveillée avec la fin d'un rêve où je sortais de la toile. Une voix m'a dit "maintenant tu sais tout" et j'avais en effet la sensation de tout savoir de l'univers. Le temps que mes yeux se dessillent et le voile du mystère était retombé.